International Airport
Mémoire: Je me souviens de l’émoi suscité par l’annonce du premier voyage aérien de mon père. Avec quelle émotion nous nous sommes rendus à l’aéroport et avec quelle fierté, mais aussi avec quelle appréhension, nous avons vu décoller cet avion pour Athènes. Bien sûr ce n’était pas la première fois que nous voyions des avions s’envoler car, comme beaucoup d’autres enfants de ma génération, nous avions déjà été en excursion à l’aéroport le dimanche après-midi. En ce temps-là, voyager en avion était un événement extraordinaire, un privilège. Nous prenions la voiture, nous faisions une heure d’autoroute, nous regardions les quelques rares avions s’envoler, puis nous rentrions.
J’avais aussi un oncle en Italie dont l’obsession était de voler. Il était persuadé, nous disait-il, qu’un jour ou l’autre, il réussirait à trouver le bon battement des bras qui lui permettrait de décoller. Il pesait 110 kilos. Chaque été il nous exposait l’avancée de ses travaux en essayant de décoller devant nous, en courant, dans le jardin.
Le rêve de voler est un rêve ancien que l’on fait remonter au mythe d’Icare. Le fils de Dédale s’envole avec des ailes fabriquées par son père. Grisé par les airs, la vitesse, la légèreté, il n’écoute pas les conseils de prudence, et s’approche des rayons du soleil. La chaleur fait fondre la cire retenant les plumes. Le jeune adolescent chute dans la mer.
Dès les origines, l’homme a désiré voler, défier la pesanteur. Leonard de Vinci, au XVe siècle, a dessiné des machines ingénieuses, des dispositifs complexes qui devaient permettre à l’homme de voler. Sorte de rêve technologique, la machine volante était conçue à l’imitation du vol des oiseaux et était mue par la force musculaire de son utilisateur : celui-ci devait battre des bras et pédaler, actionnant des ailes mécaniques. Le peintre imagina d’autres variantes : il élabora un système de propulsion, type arbalète, pour pallier à l’insuffisance des membres humains. De nombreux croquis de l’artiste gardent la trace de ce projet fou.
La performance de Massimo Furlan « International Airport » prend ses origines – comme ses travaux précédents – aux sources du souvenir et de l’invention de soi. L’artiste revisite ici une anecdote de l’enfance. Elle concerne non seulement une histoire individuelle et intime livrée au spectateur, mais elle touche horizontalement une même génération, celle qui allait le dimanche après-midi voir décoller les avions à l’aéroport. Prendre l’avion, à la fin des années 1960, était alors une entreprise assez rare, voire aventureuse, et admirer l’envol des longs courriers, une joie et une excitation pour les jeunes spectateurs emmenés par leurs parents sur la terrasse panoramique le dimanche après-midi. Furlan se camoufle derrière un rêve d’enfant pour exposer la force du désir et la puissance du rêve. Mais ce que révèle ici l’acte de l’envol, au final, bien sûr c’est la chute. La course épuisante, la pesanteur, la petitesse de l’homme par rapport à la machine, et l’échec. L’expérimentation de la chute est une obsession que l’on retrouve dans les travaux précédents de l’artiste.
Echec inévitable ? Le dispositif veut pourtant forcer le spectateur à penser le contraire, lui faire croire à l’impossible. Conduire le public dans un lieu agréé pour le vol, le placer face à la piste de décollage, observer un rituel calqué sur celui de la machine : tout est en place pour conditionner le spectateur à espérer l’envol miraculeux de l’artiste.
Cet acte auquel nous convie l’artiste est singulier et comique, comme l’enfant qui faisait un long voyage pour voir décoller les avions. Le public revit cette situation burlesque en venant assister à la tentative d’envol du performer. Cet étrange rituel doit avoir lieu sous le regard de témoins qui attestent de la réalité de l’événement.
Au-delà de l’évocation d’un moment de l’enfance, le public a devant lui un artiste qui essaie de s’envoler. La signification de cette image révèle aussi, par le burlesque et sur le mode comique, la figure de l’artiste aujourd’hui, sa petitesse et son désir de reconnaissance.
Furlan expérimente une fois encore la position du spectateur et sa participation à l’acte artistique. Le public est conduit dans un espace dont il connaît l’usage et les règles, mais qui n’est pas un plateau de théâtre. Le performer réinvente ce lieu comme un lieu d’image. Il déplace son public afin d’assister à une image longue qui a un espace et une épaisseur temporelle.